L’ILLUSION DU TEMPS (ILLUSION OF TIME)

Bien arrivé dans la perfide Albion, j’essaye de saisir un peu l’atmosphère ambiante  et je commence aussi par la même occasion ma période de ramadan après avoir entrevu les cartes de menu anglais. J’ai une mémoire formidable car j’oublie tout (j’ai même oublié la personne qui a dit cela). Aussi, pour essayer de garder quelques traces de mes réflexions, j’ai mis sur ordinateur les quelques pensées qui m’ont traversé l’esprit sur le moment sur le mode du récit avec un étrange fil rouge incarné par le temps. N’ayant plus de piles, les photos touristiques attendront bien.

Je sortis vivant du capharnaüm de l’aéroport de Londres (où le seul contact humain aura consisté en une esquisse de « passport please » ) afin de me diriger vers le train qui me conduirait vers Rome euh… non Londres City Center. Beaucoup d’étrangers m’accompagnèrent pour ce modeste voyage. Parmi eux, il y avait un autre gars, plus mat que moi encore, avec un regard angélique et un costume magnifiquement superbe. J’engageai quelques mots avec lui, armé de mon seul vocabulaire de survie. Il était Indien et était là pour le business comme beaucoup d’autres sûrement. Et il me demanda, presque sans me surprendre, si j’étais de Barcelone confirmant le fait que partout où j’irais, je serais toujours un peu étranger. Mais surtout, j’eus l’impression de converser avec le futur, le temps d’un moment, au travers de murmures mollement shakespeariens mais ô combien intéressants. Il avait 42 ans ce qui était, détail amusant, l’inversion exacte de mon âge (un peu comme un miroir de vie) et lui aussi, se posait des questions sur l’existence. Après lui avoir répondu les motivations qui me poussaient à traverser la Manche il me raconta qu’à mon âge il passa un long moment en Afrique au service de l’ONU avant de se consacrer à ses enfants, sept ans environ, lui donnant ainsi le temps de les voir grandir. Puis, ses enfants devenus adolescents, dont certains inscrits dans une école barcelonaise de tennis afin devenir des champions (Shankar leur nom lui avais-je demandé au cas où), il reprit la voie de la pleine activité avec son business de technologie qui l’emmenait aux quatre coins de l’Europe (Stockholm, Paris, Oslo, Londres et d’autres). Mais ses mots semblaient exprimer la lassitude de l’éternel exilé. C’était l’expression humaine des cycles de vie et il semblait s’interroger sur la possibilité de tourner une autre page de sa vie car le temps, à chaque année qui passait et chaque nouveau bilan qui en découlait, devenait un peu plus la fatigue de l’âme.

La coïncidence la plus frappante qui m’a donné envie d’écrire ces quelques mots fut la localisation de l’appartement du copain de Stella où se passèrent mes premières nuits.  Il se situait dans la banlieue de Londres dans la fameuse cité de Greenwich. Moi qui avait de gros problèmes d’horloge interne, je me devais un jour de me retrouver dans le temple du temps parfait, de l’heure, de la minute et de la seconde exacte. Je fis donc une visite à l’observatoire de Greenwich pour donner rendez-vous au temps. Cette ligne imaginaire marquait en effet le point zéro de toute référence géographique et donnait ainsi l’heure exacte que toute bonne montre bien éduqué se devait de connaître, un peu comme si le temps était né ici. Mais la virtualité de ce méridien tant connu montre que le temps, finalement, n’est qu’une création humaine et n’est rien de plus que la valeur qu’on souhaite lui attribuer.

Le temps (toujours lui) de quelques moments de métro plus tard, je débarquais sous le soleil feutré de London Bridge. Je traversai ce pont d’où je pouvais entrevoir le célèbre pont suspendu de Londres mais de retour dans la droite direction du pont je voyais sortir de la terre d’immenses et froids buildings et à leurs pieds trottaient des centaines de costards : c’était l’heure de la débauche de la City! Tous ces gens, anonymes, tellement leurs jolis habits étaient habilement clonés, semblaient se faire la course et courir inlassablement contre le temps. Ils allaient tous à un pas si rapide qu’ils étaient dans l’incapacité de tendre la main pour tenter d’attraper au passage les journaux gratuits tendus par les mains immobiles, comme s’il étaient des cyclistes tentant de se ravitailler en pleine descente de montagne. Seul, au milieu de tous, je distinguais un homme, mégot de cigarette au bec, rythme de pas deux fois plus lent que la moyenne, la veste par dessus l’épaule en guise de drapeau blanc. Ce rebelle semi-communiste détonna vivement à mes yeux dans ce vaste flot de robots. Par terre, étaient éparpillés des feuilles volantes d’entreprise remplis de chiffres. Pourquoi ces chiffres? Le temps que toutes ces courageuses personnes avaient à passer ici, elles devaient l’occuper à remplir ces fameux bouts de papier avec des chiffres, justement, et de préférence, avec les plus gros possibles. Une fois passé le maximum de temps possible à remplir le maximum de feuilles possible avec le maximum de chiffres possible ils pouvaient rentrer chez eux, le devoir fièrement accompli, afin de tenter, avec leur énorme revenu, de racheter le temps qu’ils n’avaient plus. Le capitalisme fou était devant mes yeux. Ainsi va le temps…

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